Traverser Ru

Un groupe d’une quinzaine de personnes immigrantes a participé à une série d’ateliers d’écriture autour de l’œuvre Ru. Guidé·e·s par les écrivaines Valérie Carreau et Catherine Côté, les participant·e·s ont dressé des parallèles entre les histoires racontées par Kim Thúy et leur propre processus de migration :
« Dans leurs pays, ils étaient professeurs de primaire ou d’université, musiciens, journalistes, habitués à s’exprimer, à communiquer leurs réflexions, leurs sentiments, leurs désirs. Ils souhaitent en revenir à ça : arriver à partager leurs expériences, à la fois si semblables et si différentes, cette fois, en français. Une plongée dans Ru, l’œuvre de Kim Thúy, les inspirera, leur montrera par où commencer. » — Valérie Carreau

Ils ont été appelés à écrire une lettre à un proche en décrivant leur expérience en sol québécois : le froid, la distance, l’espoir, les doutes, le goût du sucre d’érable. Ils décrivent chacun·e à leur manière comment ils ont dû « entasser leur vie passée dans une seule valise. » — Tania, une participante

En fin de parcours, ces missives ont été lues à haute voix et captées sous forme de pistes sonores par l’artiste interdisciplinaire Marie-Claude De Souza qui en a fait des montages où les voix de chacun·e s’entremêlent. Cette étape représentait un grand défi pour le groupe. Le rythme de la lecture parfois achoppé et certaines prononciations inusitées viennent surtout appuyer la beauté de leurs accents et le courage de leurs apprentissages. Ces enregistrements ont ensuite été confiés aux artistes Vida Simon et Francis O’Shaughnessy qui s’en sont inspirés afin de créer deux performances inédites, des transpositions poétiques en gestes et en actions.

Tel un relais de mots, entre les participant·e·s et les différents artistes ayant contribué au projet, voici notre témoignage artistique en hommage à ces trajectoires audacieuses.

Qu'est-ce que la performance ? — selon Francis O’Shaughnessy

 

Les ateliers 

Photos : Langues pendues.

La diffusion

Les pistes sonores ont été diffusées le dimanche 7 juillet 2019 lors d’un pique-nique familial au parc St. Mark, situé dans le Vieux-Longueuil. Afin de célébrer le 10e anniversaire de la sortie du roman Ru de Kim Thúy, la Ville de Longueuil y a organisé une grande fête où plusieurs artistes rendaient hommage à l’écrivaine. En plus de mettre à la disposition du public des casques d’écoute, les Productions Langues pendues ont invité les deux artistes de la performance impliqués dans le projet à y présenter le fruit du travail réalisé à partir des mots des participant·e·s.

Photos : Christian Bujold.

Une conception des Productions Langues pendues

Avec la participation du Centre d’éducation des adultes Antoine-Brossard – Centre de francisation Camille-Laurin et le soutien du Bureau de la culture de Longueuil.

 

Voix des pistes sonores 1 à 3, jumelées à la performance de Francis O’Shaughnessy

  • Eirini de la Grèce
  • Ha Vu du Viêt Nam
  • Maryna d’Ukraine
  • Ning de Chine
  • Tania de la Colombie
  • Wendy du Pérou



Entrevue avec Francis O’Shaughnessy — description de sa performance

Photos : Christian Bujold.

Voix des pistes sonores 4 à 6, jumelées à la performance de Vida Simon

  • Fernanda de la Colombie
  • Florentine de Madagascar
  • Ioana de la Roumanie
  • Iris du Salvador
  • Lesley du Panama
  • Lina de la Colombie



Entrevue avec Vida Simon — description de sa performance

Photos : Christian Bujold.

Autres participants aux ateliers d’écriture

  • Carlos du Pérou
  • Edwin de la Colombie

 

Ateliers d’écriture et tenue de carnets : Valérie Carreau et Catherine Côté

Photos : Christian Bujold.

Carnet de Valérie Carreau

Atelier Traverser Ru, 21 mai 2019

La salle de classe, impersonnelle et grise, est vite transformée en un lieu vivant et coloré, dès l’entrée des premier·ère·s participant·e·s. En tout, seize immigrant·e·s, étudiant·e·s de français, prennent place autour des tables disposées en carré, au centre de la salle, de manière à créer une atmosphère conviviale. Deux femmes du Vietnam, une femme de la Chine, deux ou trois du Pérou, quatre de la Colombie, une de la Grèce et une du Salvador. Parmi elles se trouvent deux hommes, colombiens aussi.

La discussion s’ouvre sur les présentions de chacun·e, puis sur celle, assez brève, de l’écrivaine Kim Thúy. Personne n’a encore lu son œuvre, certains la connaissent de réputation, sans plus. Leur motivation à prendre part aux ateliers vient plutôt de leur désir de prendre la parole. Dans leurs pays, elles·ils étaient professeurs de primaire ou d’université, musiciens, journalistes, habitués à s’exprimer, à communiquer leurs réflexions, leurs sentiments, leurs désirs. Ils souhaitent revenir à ça : arriver à partager leurs expériences, à la fois si semblables et si différentes, cette fois, en français. Une plongée dans Ru, l’œuvre de Thúy, les inspirera, leur montrera par où commencer.

Je remets aux participant·e·s des extraits où Kim Thúy parle de Granby, sa terre d’accueil et des gens qui lui ont ouvert les bras, qui ont facilité son adaptation. Son premier sapin de Noël, « [des] branches ramassées dans les bois de la banlieue montréalaise piquées dans le trou de la jante d’une roue de secours recouverte d’un drap blanc » (p.50). L’anecdote fait réagir Ha Vu qui se rappelle son premier Noël ici, seule avec son mari, et la guirlande de lumières multicolores avec laquelle ils avaient décoré la fenêtre de leur petit appartement. La description des mangues de Kim Thúy, leur jus dégoulinant (p. 57) rappelle aux participant·e·s la saveur de leurs fruits, le goût de la viande, si différents. Elles·ils trouvent la viande du Québec beaucoup moins goûteuse que celle de leurs souvenirs, beaucoup moins tendre aussi.

Les participant·e·s ont quelques minutes à la fin de l’atelier pour noter les premières idées, l’ébauche de la lettre ou du témoignage sur lesquelles nous travaillerons ensemble, lors du prochain atelier. Ha Vu sait déjà qu’elle parlera de l’autobus qui la ramasse chaque matin, à la même heure, pour l’amener à l’école, des gens qu’elle y croise, toujours les mêmes. Tania décrira cette valise, l’unique valise, dans laquelle elle a dû y mettre toute sa vie passée au Salvador avant de s’en venir ici. Toute une vie entassée dans une seule valise.

 

28 mai 2019

Les participants sont tous revenus. La plupart ont beaucoup écrit durant la semaine, ils ont avec eux leurs textes, ils sont prêts pour la réécriture; crayons, dictionnaires, cahiers en main, ils semblent motivés. J’ai prévu les faire travailler en équipe de trois ou quatre, les amener à discuter en groupe, à comparer leurs textes et à commenter ceux de leurs collègues, mais ils manifestent plutôt le besoin de travailler seuls, chacun de leur côté. Catherine et moi, nous nous promenons d’une table à l’autre, aidant les participants qui le demandent. Durant la dernière demi-heure, nous invitons tout le monde à déposer son crayon. Sept ou huit d’entre eux nous partagent leurs histoires, leurs ébauches, à tour de rôle. Lina nous a parlé de sa peur, immense, à l’idée de vivre sa première tempête. Ha Vu nous partage sa crainte du froid et son amour pour la neige ; la neige qui lui inspire la paix, le calme, qui lui rappelle sa mère. Carlos, lui, nous raconte sa première sortie en bus et en métro, Tania écrit une lettre à son fils, lui explique ses motivations qui l’ont amené à venir vivre ici. C’est touchant. Les participants quittent la classe avec un air satisfait. Cette semaine, ils devront écrire et réécrire, corriger, afin d’être prêts pour l’enregistrement, la semaine prochaine. Je les invite à communiquer avec moi durant la semaine, au besoin.

 

7 juin 2019

Ils sont onze à se présenter au dernier atelier, l’enregistrement. Carlos, entre autres, n’a pas pu venir. Il a trouvé un emploi comme concierge. Il a commencé à travailler cette semaine. Sa femme nous remet son texte, qu’il ne pourra pas lire aujourd’hui.

La plupart sont prêts (sont prêtes, devrais-je plutôt dire. Nous ne comptons plus que des femmes. Les deux participants masculins ont disparu). Par groupes de trois ou quatre, elles suivent Marie-Claude vers un petit local, surchauffé, où se déroulent les enregistrements. Elles lisent leurs textes à tour de rôle.

Dans la classe, les autres continuent à écrire, aidées de Catherine et moi. Certaines peaufinent leurs lettres ou leurs témoignages. D’autres tentent de réfléchir aux raisons qui les ont encouragés à prendre à part à cet exercice d’écriture.

Les enregistrements prennent du temps, toute la période. Néanmoins, personne n’ose quitter la salle de classe lorsque la cloche sonne. Elles restent là, à attendre Marie-Claude qui vient faire un dernier tour de table pour poser ses dernières questions. Marie-Claude veut entendre les participantes s’exprimer dans leurs langues maternelles. Elle veut entendre le son de leurs voix, plus affirmées plus confiantes. En vietnamien, en espagnol, en roumain, les voix sont plus légères, plus chantantes. Les visages des femmes aussi se transforment, moins crispés. Leurs épaules se détendent.

Il est l’heure de se quitter. Chacune vient nous dire au revoir, à tour de rôle, nous embrasse, nous fait l’accolade. Elles me paraissent fières et satisfaites. C’est très émouvant, et j’espère sincèrement les revoir le 7 juillet.

Carnet de Catherine Côté

Fête de Ru, 7 juillet 2019

L’air est chaud dans le parc St. Mark. Une gloriette, des arbres et du monde, beaucoup de monde. Des tables et des aires de détente ont été aménagées, un tronçon de la rue Saint-Charles est réservé aux piétons, tout est là pour qu’on passe une agréable journée. La nourriture, d’abord : des fougasses, des verrines, du pain tout droit sorti d’un four artisanal. En plus de ça, les activités : des projets d’artisanat, des lectures publiques, de la musique classique, des poèmes. Il fait beau, c’est une journée qui s’annonce prometteuse, conçue par le Bureau de la culture de Longueuil pour souligner le 10e anniversaire de la publication de Ru.

Notre chapiteau est situé à l’extrémité ouest du parc, près de la rue Saint-Sylvestre. Nous avons installé un gros panneau pour expliquer le projet. Des casques d’écoute sont mis à la disposition des passant·e·s, une caisse pleine. En les empruntant, celles et ceux-ci pourront entendre les capsules audio enregistrées et montées par Marie-Claude de Souza. Le fruit de notre atelier, une trace de cette aventure de médiation culturelle. Avec Valérie, j’attends qu’on vienne nous accoster, je lance des sourires à tous les vents.

Que d’incroyables moments partagés avec ce groupe d’étudiantes[1] en francisation que nous avons appris à connaitre à travers leurs récits d’immigration. Notre fil conducteur fut le roman de Kim Thúy que je n’avais jamais lu auparavant. Je connaissais son œuvre de réputation, un peu comme tout le monde. En parcourant ces pages, je m’attendais à une écriture fine et habile, à une histoire intéressante. Je ne m’attendais surtout pas à pleurer dans l’autobus en lisant des passages comme celui-ci :

« Un dicton vietnamien dit : Seuls ceux qui ont des cheveux longs ont peur, car personne ne peut tirer les cheveux de celui qui n’en a pas. Alors, j’essaie le plus possible de n’acquérir que des choses qui ne dépassent pas les limites de mon corps. »

C’est ce que je sens que nous avons fait, toutes ensemble : aller à la rencontre de l’Autre et en ressortir grandies.

La première rencontre du projet Traverser Ru, c’était le 21 mai 2019 au centre de francisation Camille-Laurin, Greenfield Park. J’avais fait plus d’une heure de transport en commun pour m’y rendre, et je trépignais, j’avais hâte de voir, d’entendre. Elles étaient une quinzaine, issues d’un peu partout à travers le monde : la Colombie, Madagascar, la Chine… De tous les âges, de tous les milieux. Mariées, séparées, parents ou non. Certaines avaient émigré vers le Canada par amour ou pour le travail, et ça me réjouissait d’entendre des témoignages comme ceux-là parce que les autres étaient parties d’endroits où le climat politique et social leur rendait désormais la vie impossible.

Lors de cette première rencontre, nous leur avons d’abord lu des extraits de Ru avant de recevoir leurs confidences. Elles avaient des choses à nous dire, comme si on ne leur avait jamais demandé : comment êtes-vous arrivée au Canada ? Elles nous ont parlé de leur maison, de leur famille. Pour la portion écriture, elles n’avaient pas l’air de comprendre où on voulait en venir, en revanche. Écrire des histoires sur leur immigration ? Oui, c’est ça. Des lettres. Destinées à quelqu’un de spécial. Ça leur faisait peur, ça se voyait. J’ai essayé de les rassurer de mon mieux. Ça va bien aller. Le pire est passé, non ? Parce que ça semble si difficile, ce qu’elles ont vécu. Je suis inspirée par elles, par leur traversée. À la fin de la première séance, une femme me prend à part, elle me montre son texte. Il y a une phrase, ça me serre le cœur, je lui souris et j’ai les yeux pleins d’eau. Elle a écrit qu’émigrer, c’est mettre tous ses souvenirs dans une valise, et que ça prend un grand cœur, pour être capable de faire ça. De partir avec une valise pleine de souvenirs.

Dans les semaines suivantes, elles ont écrit des lettres. Car c’est le mandat que nous leur avions donné : composer une correspondance fictive destinée à une personne issue de leur patrie mère pour lui raconter leurs aventures d’émigration. Nous les avons aidées avec quelques petits trucs de grammaire, mais rien de bien important. Leur niveau de français était déjà impressionnant, leur maitrise de la langue — une deuxième, troisième ou quatrième, selon les cas — remarquable. À la suite de tout cela, les textes ont été enregistrés. Elles ont accepté de lire leurs propres lettres, se sont assises avec Marie-Claude pendant de longues minutes dans un bureau pour reprendre plusieurs fois la lecture et parler de leur vie. Nous avons vu peu à peu une confiance se bâtir en elles et le défi que représentait la prononciation se dissoudre. Des mots dans les airs, des témoignages de périples inimaginables montés par la suite en pistes sonores. Les ateliers, immortalisés.

C’est ce que nous présentons aujourd’hui, lors d’une journée bleue de canicule longueuilloise, sous un chapiteau au parc St. Mark. Quelques personnes viennent nous voir, nous posent des questions. Ce qui attire les foules, ce sont les performances artistiques. Les artistes Vida Simon et Francis O’Shaughnessy ont tous deux créé des performances inspirées des pistes audios réalisées dans le cadre de nos ateliers et les présentent aujourd’hui, à quelques heures d’intervalle.

Il y a de quoi s’attrouper autour des artistes en performance. C’est une manière captivante et inusitée, totalement différente et dénuée de paroles, de témoigner de l’infinie douceur de ce projet. Les foules s’amassent autour de Vida, de Francis, et je peine à me faire une petite place entre eux. J’entrevois Vida qui écrit à l’intérieur d’un pupitre d’écolier avec des gestes lents, délibérés ; je me surprends à voir Francis déchirer doucement des photos. Comme un passé qui s’envole, qui s’échappe. Une autre façon de raconter leur histoire, celle des seize femmes et hommes qui ont participé à notre atelier le mois dernier. Comme quoi les plus grandes histoires peuvent parfois, aussi, se passer de mots.

Nous ne sommes pas les seules à offrir des activités, aujourd’hui, et les passant·e·s gravitent d’une tente à l’autre, d’une représentation à l’autre. Les avis sont unanimes : le projet Traverser Ru est une réussite touchante, inspirante. On nous remercie de mettre ces enregistrements à la portée du public et j’espère que ces louanges se rendront jusqu’au Centre Camille-Laurin. Ça fait du bien, ces éloges, mais rien ne vaut les étoiles dans les yeux des gens qui écoutent nos pistes sonores. Plus que tout, j’apprécie les écouter moi-même, me laisser bercer par les douces voix des participantes et par leur aplomb, leur courage, leur résilience. Tant de force, tant de douceur. Ces qualités, je ne les trouve pas incompatibles.

Mon coup de cœur ? La visite d’une des participantes, Fernanda. Elle est venue écouter les enregistrements et voir une des performances, puis elle a erré autour du chapiteau pendant quelques minutes avant de nous remercier chaleureusement, Valérie et moi. Une si belle conclusion à un si beau projet.

Je ne sais pas ce que l’avenir leur réserve, à ces inspirantes immigrantes du Centre Camille-Laurin, mais je leur souhaite certainement tout le bonheur du monde. De surcroit, à toutes celles et ceux qui ont choisi de quitter leur pays pour le nôtre, je dis merci, et bienvenue chez vous. Je suis heureuse que vous soyez là.

 

[1] J’emploie le pronom « elle » pour alléger le texte, et parce que tous les textes qui ont été transformés en pistes audio, en fin de compte, venaient de femmes.

Direction artistique : Marie-Claude De Souza

Inspirés par l’œuvre Ru de Kim Thúy